« Vous, au moins, on ne peut pas vous remplacer par une machine ! »
Tous les coiffeurs
ont entendu cette phrase un jour, d’une cliente prise d’un accès d’admiration face
à l’exercice de notre art.
Si elle savait que,
parfois, je me considère comme une machine à force de répéter tout le temps les
mêmes gestes… Car qui peut prétendre
être absolument concentré pendant une coupe ? C’est comme au volant d’une voiture,
on pense à tout sauf à conduire. La liste des courses à faire, le repassage, les
enfants, les devoirs, le timing, les factures à payer, et de temps en temps on entend
:
« Vous vous rendez compte, ça fait deux mois qu’ils sont mariés ! »
Retour à la réalité,
votre cliente vous parle du dernier article de Voici !
Moi, ce qui me branche,
ce sont les beaux mecs, et quand je regarde les pages des magazines, par-dessus
l’épaule de la cliente, je ne vois que la photo de l’Adonis, avec ses abdos en béton,
courant sur la plage. Ça me change de ce qui me tient de fiancé à la maison ! Il
m’énerve, Romain, à ne pas vouloir se bouger. C’est sûr que je ne verrai jamais
ses abdos, à force de traîner sur le canapé avec son ordinateur ou sa console. Quoique
depuis deux mois Romain passe la plupart de son temps libre dans le garage. « Je te prépare une surprise. » Et quand
il en sort c’est pour se recoller sur un soi-disant programme qu’il met au point.
Son métier est vraiment une passion. Il travaille dans une société d’ingénierie
robotique et, loin d’avoir assez de sa
journée, eh bien non ! il continue le soir. Heureusement que je ne ramène pas mes
clientes à la maison !
Il n’a de cesse de
dire que tous les métiers peuvent être adaptés à la robotisation, chose vérifiée
dans notre société. Mais mon métier est artistique et nul ordinateur n’a la
créativité ni la spontanéité d’un cerveau humain.
—Tu es prête ?
Devant le garage,
les mains sur les hanches, il a le sourire aux lèvres.
—Je suis prête.
Il ouvre la porte
et attend que je sois entrée pour allumer la lumière.
Et c’est là que je
découvre… un photomaton avec une porte en guise de rideau.
— Tu sais, il y a
plus simple pour me prendre en photo !
— Ce n’est pas un
simple photomaton, installe-toi à l’intérieur.
Il ouvre et me fait
asseoir sur le tabouret. La cabine est truffée de capteurs et de cellules, deux
bras automatisés articulés sont fixés derrière le tabouret — un avec une sorte de
petit stylo au bout, l’autre avec un tube et un flexible en plastique. Devant moi,
un écran que je soupçonne tactile, une caméra, un petit haut-parleur à sa droite
équipé d’un micro.
Il met la main sur
la machine et actionne un interrupteur. Le programme se met en route et l’écran
affiche : VEUILLEZ PATIENTER, SVP.
— Voilà. Je vais
refermer la porte et te laisser avec ton nouveau collègue. Tu n’as qu’à suivre les
instructions et te détendre. À tout de suite !
Mon nouveau collègue ?
TOUCHEZ L’ECRAN.
CHOISISSEZ VOTRE
COIFFURE.
Il l’a fait…
Des modèles de coupe
défilent alors, allant du plus court au plus long. Je les étudie, le choix est quand
même un peu limité, mais je suppose que cela peut s’arranger. Il y a des coupes
hommes et femmes. Le modèle n°25 retient mon attention, il correspond à peu près
à la coupe que l’on m’a faite il y a un mois : un carré mi-cou, dégradé sur
les côtés.
VEUILLEZ VOUS PLACER
CORRECTEMENT, VOTRE VISAGE DOIT ÊTRE AU CENTRE DU CARRÉ.
NE BOUGEZ PLUS PENDANT LE SCAN TOPOMORPHOLOQIQUE.
Une trappe s’ouvre
au-dessus de l’écran, et un faisceau assez plat de dix centimètres de largeur me
balaye la tête, un peu comme les lasers des boîtes de nuit.
SCAN TERMINÉ.
VEUILLEZ NE PLUS
BOUGER PENDANT LA COUPE.
Un bras métallique
à l’extrémité en forme de sèche-cheveux vient se placer au-dessus de moi et m’aspire
les cheveux vers le haut, un autre muni d’un stylo se positionne à l’oblique et
émet un petit rayon de lumière rouge. Un mini laser ! Je n’y crois pas ! Il coupe
la mèche étirée par l’aspirateur et s’éteint. L’aspirateur se déplace sur une autre
zone et le processus recommence. Je me laisse faire, observe le mystérieux ballet
des bras autour de moi dans le reflet de l’écran : je suis stupéfaite. Le laser
opère suivant les mêmes schémas de coupe que sur nos livres de cours. Il termine
par la frange qu’il coupe en élévation.
VOTRE COUPE EST TERMINÉE.
Et les deux bras
reprennent leur position initiale.
Mon visage apparaît
à l’écran et effectivement, j’ai la coupe demandée, sans coiffage, mais cela semble
aller. Il règne dans la pièce comme une odeur de cheveux brûlés.
IL EST CONSEILLÉ
DE FAIRE UN SHAMPOOING AVANT DE PROCÉDER AU COIFFAGE, MERCI D’AVOIR FAIT CONFIANCE
À FASTCOIFF.
La porte s’ouvre,
je suis incapable de bouger !
— Alors ?
— Faut détruire cette
machine !
— Ah, ah ! Je croyais
que les coiffeurs étaient irremplaçables !
— Et comment cette
foutue machine sait-elle que la mèche est bien au bon endroit avec la bonne tension
?
— Sur le mur à ta
droite se trouve un capteur relié à l’automate du robot. Il permet de régler les
caractéristiques du bras telles que le débit d’aspiration. Si la mèche est récalcitrante,
il augmente la dépression et donc l’effort de traction du cheveu jusqu’au résultat
souhaité.
— Comment le laser
fait-il pour ne pas couper le mur en face ?
— Il est programmé
pour n’avoir qu’un faible rayon de portée. Le laser de départ est là pour scanner
la topologie de ton crâne afin d’éviter de couper l’os occipital, par exemple !
Il se gausse, tout
content de lui.
Moi, je suis dépitée.
Ce que je n’aurais jamais cru possible vient de se produire !
Je sors un peu chancelante
du garage. Il faut que je me lave les cheveux pour enlever l’odeur et vérifier la
coupe après le séchage. Cela aurait mérité un peu d’effilage, mais c’est correct.
Romain m’attend dans le salon, une bière à la main.
— Il va falloir que
tu me listes tout ce qui ne colle pas dans le détail. J’ai l’intention de peaufiner
le Fastcoiff et de le présenter au prochain concours d’inventeurs Pépine à la Cité
des congrès.
— Et si moi, je ne
voulais pas t’aider… Tu crois que ça me fait plaisir de savoir que je vais être
la coiffeuse la plus détestée du pays, tout ça parce que mon informaticien de copain
s’est lancé un défi ? Imagine les répercussions sur la profession : le chiffre
d’affaires va chuter dans les salons avec ce genre de machine, si on la met vraiment
au point. Regarde le statut des photographes depuis que tout le monde peut se faire
tirer le portrait dans n’importe quelle galerie marchande ! Je ne tiens pas à être
responsable du chômage dans mon métier.
— Je comprends, mais
admets que dans notre société, de toute manière, un jour ou l’autre quelqu’un aura
la même démarche que moi. Il mettra au point un système légèrement différent mais
avec le même résultat. Nous sommes dans l’air du « fast » : « fast
food », « fast picture », « fast courses ». Pourquoi pas
le Fastcoiff? …Alors, tu m’aides ou pas ?
Je soupire.
— Tu es lancé, et
tu ne t’arrêteras pas tant que tu ne l’auras pas finalisé. Je n’ai plus vraiment
le choix, de toute façon. OK, mais je me réserve le droit de changer d’avis, et
tu devras en tenir compte ! Je veux que, dans les premiers temps, la machine ait
un champ d’action limité. On ajoutera les fonctionnalités au fur et à mesure, sinon
je ne signe pas !
— Tope-là !
En lui tapant dans la main, j’ai quand même l’impression
de trahir toute la profession. Ils vont me tuer ! Je n’aurai plus qu’à changer de
pays après ça !
Nous nous sommes
mis au travail. La tâche était ardue. Il fallait prendre en compte les règles de
sécurité, de législation, étoffer le catalogue pour présenter un choix plus en
accord avec la tendance. Ça nous a pris environ deux mois, les dernières semaines
étant consacrées à soigner le look du Fastcoiff, à le rendre plus chaleureux, à
élaborer un panneau de mise en garde et de consignes, car il y avait à ce stade
une longueur minimum de cheveux impérative sur la totalité de la chevelure. Romain
a finalisé la machine en installant des coupe-circuits et en protégeant le programme
contre d’éventuels piratages. Pour parfaire la sécurité, il a placé un petit œil
électronique à l’intérieur afin de graver sur un disque dur toutes les
prestations et prévenir les contestations éventuelles.
Nous avions en tête
un troisième bras équipé d’une tondeuse pour les coupes courtes. Mais chaque chose
en son temps, nous gardons plein de petites modifications en réserve afin de donner
l’impression que l’automate est en perpétuelle évolution. Envoyer le détail de la
machine accompagné d’un chèque, pour la demande de brevet à l’INPI, après une recherche
d’antériorité, nous a assuré d’être bien les seuls à détenir les droits sur le robot.
Le palais des congrès
de Nantes est en ébullition, il fourmille d’inventions en tout genre. Notre stand
est placé au rez-de-chaussée, nous sommes stressés, impatients et avons une boule
au ventre. Il y a un concours dont le jury doit passer dans la journée voir ce que
proposent les exposants. Les visiteurs déambulent dans les allées, lisent, questionnent,
testent les produits.
Première cliente
: elle est un peu sceptique et a vraiment peur de rentrer dans la machine. Elle
regarde à l’intérieur, demande à son mari si c’est vraiment sans risque. Romain
explique le processus et la technique utilisée avec son langage chargé de mots que
nous ne comprenons pas toujours, nous, simples utilisateurs. Un fois le mari acquis
à notre cause, la femme s’engouffre dans l’habitacle et s’assoit. Je lui explique
le fonctionnement, les (petites) règles de sécurité et referme la porte. Nous entendons
de l’extérieur les bras et le système d’aspiration qui se mettent en marche. La séance dure environ dix minutes mais tout
dépend de la complexité du schéma.
La cliente ressort ravie de l’expérience et, comme je
l’avais prévu, se plaint un peu de l’odeur. Je l’emmène dans les toilettes. J’ai
amené un bac de coiffeuse à domicile pour faire un shampooing aux testeurs de la
journée. Un petit attroupement s’est formé autour de nous. Romain explique, à qui le veut, comment fonctionne l’automate.
Les jurés arrivent,
demandent à lire la fiche technique. Ils s’installent à une petite table à côté
et questionnent Romain pendant que j’exécute le coiffage.
C’est au moment où je coupe le sèche-cheveux que le
bruit de l’aspiration du Fastcoiff attire mon attention. Inquiète, je me dirige
vers l’appareil tout en appelant Romain.
— Qui est dedans
? demandé-je à la femme postée devant l’appareil.
— Mon mari.
L’aspiration se fait
plus forte.
— Romain !
Encore plus forte.
— Qu’est-ce qu’il…
Un cri énorme, à glacer le sang, sort de l’intérieur.
La dernière fois que j’ai entendu quelqu’un crier comme ça, c’était dans Saw !
— Bon Dieu, mais
qu’est-ce qui se passe ? Fais quelque chose !
Romain appuie sur
le bouton d’arrêt.
L’homme dans la machine
tambourine à la porte pour qu’on lui ouvre, sa femme crie qu’on le sorte de là,
les jurés arrivent avec un pied de biche, l’un d’eux force la porte verrouillée
d’un geste sec.
Le client bascule
en sortant de l’appareil, du sang coule sur le côté gauche de son visage,
il a une belle entaille sur le dessus du crâne, sa femme tombe dans les pommes.
Les pompiers arrivent
peu après. Ils prennent en charge immédiatement le mutilé, s’occupent de désinfecter
la plaie et de la préparer à la suture.
Tout est allé très
vite et nous n’avons pas bougé. Tout notre travail vient d’être réduit à néant.
L’un des jurés s’approche.
— Vous nous devez
des explications, et cela va sans dire que votre participation au concours s’arrête dès maintenant. Il y aura
des poursuites, je vous préviens !
— On va savoir ce
qui s’est réellement passé, balbutie Romain, j’ai une caméra à l’intérieur qui filme
tout.
Nous visionnons le
film sur notre PC portable. Il doit forcément y avoir une explication rationnelle.
Et c’est en voyant l’homme que nous comprenons qu’il ne devait pas avoir lu les
consignes affichées à l’entrée, pourtant écrites en gras : INTERDIT À TOUTE PERSONNE
N’AYANT PAS AU MOINS CINQ CENTIMÈTRES SUR L’ENSEMBLE DE LA CHEVELURE.
L’homme était chauve.
Après le scan, le bras a aspiré jusqu'à avoir de la matière à couper, le cuir chevelu
s’est étiré comme dans le film Coneheads et
le laser a découpé net la peau. À la première sensation de douleur, il s’est baissé
pour se trouver à l’abri du laser et du bras d’aspiration.
Je me réveille souvent
en voyant l’homme ensanglanté sortir de la machine en titubant. L’automate est dans
le garage et y restera. J’ai été refroidie par l’incident, même s’il n’y a pas eu
de poursuites et si nous avons été dégagés de toute responsabilité. Mais Romain
m’inquiète.
— Qu’est ce que tu
me caches ?
— Rien.
— Ne me dis pas rien,
Romain. Tu es soi-disant resté tout l’après-midi à la maison, et quand je rentre
rien n’est fait. Je ne parle pas du repassage, mais tu aurais au moins pu faire
la vaisselle, et d’ailleurs, je ne suis pas ta bonne ! Alors, tu as fait quoi de
ta journée ?
— J’ai bricolé…
— Quoi, une étagère
?
— Non.
— PARLE-MOI !
— Je continue de
peaufiner le Fastcoiff. Ça te va ?
— Tu m’avais promis
que si je n’étais pas d’accord, je pouvais te demander à tout moment d’arrêter !
C’est ce que j’ai fait !
— Tu te rends compte
des progrès depuis le début de l’aventure ? Tout est possible, y compris, prévoir
les cons ! Tu veux vraiment arrêter ? Parce que crâne d’œuf n’a pas lu les consignes
avant de rentrer ! Non, désolé, moi je continue.
— Pas moi…
— J’ai avancé, tu
sais. Tu ne veux pas voir ce que ça donne ?
— Non…
— Et bien ce sera
malgré toi. Tu sais ce que ça signifie ?
— Oui je sais. Je
ne changerai pas d’avis, cette fois-ci.
— Si ton métier est
si créatif, pourquoi avoir peur d’une machine ?
— Peu importe. Moi
je revois ce client avec son crâne tailladé.
— Ok, c’est dommage,
mais aucune invention ne s’est faite sans dégâts collatéraux.
— Je ne te suis plus.
C’est comme ça.
— Tu verras, un jour, tu regretteras. Mais quoi qu’il
en soit tu étais là au début, je te coucherai sur les papiers.
— Tes papiers, je
m’en tape. Moi je travaille sur l’humain, sur des gens vrais. Je les touche, c’est
sans doute ce qui fait notre différence. Je les entends, les accompagne, chaque
jour, les écoute, les aime, les devine, et travaille en fonction de leurs humeurs,
leur apparence. La machine, elle s’en fout. Et c’est bien ça le problème, tu commences
à être comme ta machine, incapable de prendre en compte les émotions, les décisions.
Je ne peux pas vivre comme ça et ne pourrai vivre avec quelqu’un dénué de toute
émotion.
— Moi si, je vis
dans le binaire, et maintenant plus que tout. Tu dis que tu vis dans la créativité
au quotidien, moi je n’ai qu’une création et elle va servir les autres. Que ça te
plaise ou non. Et je réitère ce que j’ai dit, tu te voiles la face.
— Prends ta machine
en partant.
— Réfléchis…
— C’est pas dans
le programme.
***
Le pirate du Fastcoiff a été appréhendé hier après-midi. Le virus qu’il avait introduit dans
l’appareil a provoqué la semaine dernière la mort d’une femme à Nantes. Le coupable,
un homme âgé de 45 ans, a affirmé
avoir voulu se venger après la faillite de son salon de coiffure. Il projetait de recommencer.
Le parc machines de la société Fastcoiff compte maintenant
trente mille unités, réparties dans toute la France. Le nombre des salons de coiffure,
lui, a chuté de 40% en dix ans (source : Chambre de l’artisanat). Un comité de surveillance
sera constitué pour évaluer le système de sécurité de l’automate, afin d’éviter
que cet acte ne se reproduise.
Actuweb, lundi 25 août 2031. © L'Atalante, 2012
Lire aussi l'autoportrait d'Anthony Galifot
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